NOTES CRITIQUES

 

I) Sur la poésie

II) Sur les récits (nouvelles, romans)

III) Sur les travaux critiques et théoriques

IV) Sur les traductions

 

 

 

 

I

 

SUR LA POÉSIE DE FRANÇOIS MIGEOT

 

Claude LOUIS COMBET, extrait de « l’instant poétique, sur la poésie de François Migeot » journées d’étude des 21-22 mai 2015, repris in Parcours dans le texte littéraire, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2018.

« J’avais à portée de main quelques-uns des livres de François : Clair-obscur, derrière les yeux, chant des poussières, Avant l’éclipse. Avant d’en venir à leur lecture intégrale appliquée aux mots, à leur enchaînement de sens et à leur musique intérieure, je me suis livré à quelques sondages au hasard de rencontre du regard et du texte, comme s’il s’agissait d’accorder l’instrument avant d’entrer dans la substance de la composition, pour la suivre, sans la lâcher, jusqu’à son terme. Dès le premier contact avec quelques points de relief du poème, j’ai été saisi par le sentiment et presque la sensation de la hauteur de l’écriture, par-delà la transparence toute simple du verbe, et j’ai éprouvé quelque chose comme l’intuition irréfutable de la nécessité qui soutenait et sous-tendait l’expression jusqu’à la porter à sa plénitude formelle indissociable de sa plénitude de sens. Cet instant révélateur de l’immanence du texte nous place je crois, au cœur de ce que j’appelle « l’instant poétique » — que le lecteur, par la grâce d’une accord qui lie sa propre attente à toutes les harmoniques du texte, a la certitude qu’il le partage, cet instant, avec le poète. »

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Jean BELLEMIN-NOËL (Professeur des universités PARIS VIII) (2019)

Sur l’article de Claude-Louis Combet : « L’instant poétique » sur la poésie de F. Migeot

« Dans la même ligne, j’ai bien aimé ce que disait de toi Claude Louis-Combet à l’orée d’un « Didactiques » migeot-centré reçu il y a quelque temps et où tout ne retient pas mon attention –, à l’exception, après mûre réflexion tout de même, du qualificatif de romantique (ou alors, qui ne l’est pas ?) : moi, ce serait les traces d’une mélopée rimbaldienne qui me chatouillent la mémoire… »

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Claude LOUIS-COMBET (Écrivain, Grand Prix de la Société des Gens de Lettres 2022)

Sur le poèmes Bouche Brouillard (L’Étrangère n° 53-54)

Je te remercie, cher François, pour ton très beau poème qui me situe, comme chaque fois que je te lis, au cœur de l’essentiel — cette fois-ci à l’ombre et à la lumière des hautes figures qui ne m’ont jamais délaissé : Orphée, Calliope, Eurydice. C’est étrange comment chez toi, dès le premier mot que tu écris, le poème aussitôt me submerge et m’enchante. Tu as acquis, dans le secret de ton alchimie personnelle, l’art de dire le plus juste dans le tremblement de la beauté, en sorte qu’avant même d’être entré en lecture, je suis déjà dans la fascination. Et dans la communion, pénétré que je suis par le silence dont procèdent chacun de tes mots.

À vous deux, de mon cœur à votre cœur,

Claude

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SUR DESCENTE DE VOIX

Editions Jacques Brémond (1994)  Prix Voronca 1993

 

De Jean-Marie CORBUSIER (Rédacteur-en-chef du Journal des poètes)

« Cher François,

Grand merci pour votre beau recueil : Descente de voix pour un tombeau de pierre. Le titre nous a tout dit, mais… Dans votre livre, le temps qui s’arrête, qui parle de choses proches ou lointaines nous laisse à sa durée : « Face au vent qui te reprend / où lancer nos voix ? C’est la mort visible que vous abordez avec sérénité, il n’y a pas de perte, juste un changement d’état, un regard qui se métamorphose, une coïncidence qui rapproche et assure le passage en toute tranquillité.

Déjà

ta mort marche dans mon sang

au pas de la mienne

L’héritage est transmis, la paix descend, les mains restent ouvertes. Une parole douce, sobre, discrète entoure le réel d’un halo de clarté et fait briller l’amour dans sa plus grande réserve et sa plus grande richesse humaine.

Votre recueil m’est précieux ainsi que sa dédicace.

Amitiés.

Jean-Marie »

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Etienne KERN (Écrivain)

« Cher ami,

ce n’est que maintenant, après un retard dont je vous prie de m’excuser, que j’ai lu votre « Descente de voix ». Et je m’empresse de vous écrire ces quelques lignes pour vous dire combien je suis sensible à la beauté de ce recueil. Je crois deviner quel désastre familial en est à l’origine, et je suis très frappé par ce lyrisme inquiet, tour à tour ardent et dévasté, qui l’anime jusque dans ses nombreux silences. Vous avez des métaphores superbes dans leur justesse et leur évidence : « la rue agenouillée entre deux trottoirs », « le fond du ciel », et le trou, l’ancre, la route, la lampe… Tous ces mots très simples qui, comme disait Proust, réveillent « tant de Belles au bois dormant en nous ».

Merci mille fois pour ce cadeau. »

 

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SUR DES VOIX À TRAVERS LES FEUILLES

Éditions de l’Atelier du Grand Tétras (2018)

 

Bernard NOËL (Écrivain)

La présence qui donne ici de la voix se risque avec beaucoup plus de liberté. L’étrange est de s’apercevoir peu à peu de la ressemblance entre l’espace musical et l’espace visuel, l’un volumineux et l’autre étendu, mais également substantiel … Je cherche le mot qui rendrait sensible cette chair du son et de la vue, matière également invisible mais sensible au point d’être illusoirement là et jaillissant de vos textes.

[…]

Je désirais relire et laisser agir ce qui, d’emblée, m’émeut beaucoup :

« […] dans les remouds de l’âge

on aura vu passer le monde […] »

Cette simplicité agit, pénètre, touche, les racines du sensible. Quelque chose s’abîme en nous en soulevant on ne sait quoi de vital qui, peu à peu, nous ramène « sur les bords du présent » […] Mais comment faire du présent « un bouquet de joie » ? En vérité, il suffit de vous lire dans un silence qui rend vibrantes vos syllabes. »

(Été 2018)

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Revue DÉCHARGE180 (Décembre 2018)

Plusieurs éléments entrent dans la confection de ce recueil de haute tenue signé François Migeot. Et d’abord, comme le sous-titre l’indique « À l’écoute de Claude Debussy » l’importance de la musique de ce compositeur. (Il l’avait déjà fait avec une œuvre de Brahms dans un livre précédent chez le même éditeur). Ensuite la       temporalité des saisons qui structure l’ensemble sur une année complète. Enfin les aquarelles originales de Bern Wery qui apportent également une cohérence au projet entre les différents arts évoqués : poésie, peinture et musique.

[…] Le recueil est composé par pièces et mouvements comme le livret d’une œuvre musicale et de même les vers s’inscrivent sur la page en dégradé telle une partition. Les voix parlent et écrivent au même carrefour de la langue. Et les mots célèbrent la musique qui enchante les mots.

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LE JOURNAL DES POÈTES (Janvier. 2019.)

Le souvenir, qui tranche entre musique honorée (et l’ombre de Debussy) et poésie feutrée, préside aux très beaux textes de François Migeot. […] À l’écoute de Claude Debussy, sous-titre porteur d’un livre qui tire aussi parti esthétique des belles aquarelles de Bern Wery (brouillards très colorés de lignes et de traits), livre qui questionne l’absence, la main du rêve, et dans lequel la rêverie ordonne de beaux tableaux. […]

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De Jean BELLEMIN-NOËL

(Décembre 2019)

« Alors voilà…

Expérience inédite résumée par une phrase-choc : j’ai passé des instants merveilleux en lisant tes poèmes […]

D’une pénétrante singularité où j’ai reconnu à plein ta voix depuis longtemps appréciée… J’ignore si tu crois inaugurer une nouvelle manière, un nouveau style, mais je trouve quant à moi que tu continues à t’accomplir. Ce que pourtant je ne sais décider, c’est s’il y a un vrai accord entre ce que j’entends et ce que me donne à voir l’éblouissante légèreté des suggestions de Bern Wery qui sans doute t’ont fait rêver. Oui : c’est trop aérien pour mon goût et pour ton discours que je perçois jondo et sourcé dans une violence que tu réussis toujours à feutrer sans effleurer le mou que nous haïssons tous les deux.

J’aimerais être aussi poète que toi pour faire sentir comment je ressens tes mots et la respiration de ton phrasé. »

 

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SUR AU FIL DES FALAISES

L’atelier du Grand Tétras (2019)

 

Philippe CASSARD (pianiste, concertiste, et réalisateur à France Musique) (16/10/2019)

Au fil des falaises

« Ce long poème contemplatif qui serpente entre les détails du tableau, votre rêverie qui les célèbre,  me touchent autant par la force percutante de vos images que par le legato de violoncelle qui les unifie en une seule respiration : d’ailleurs, aucune ponctuation ne nous autoriserait une échappée… pas même le « non-point-final ». »

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François DEBLÜE (poète, écrivain, essayiste Suisse de langue française)

Au fil des falaises est une belle réussite : un recueil d’une grande concentration. Il déchiffre magnifiquement le tableau de Courbet [Un enterrement à Ornans]. On pourrait dire qu’il l’accompagne mais ce ne serait pas assez dire [les] poèmes ont leur musique et le poids des mots, si juste, donne au poème son autonomie dans la relation.

D’emblée, c’est un chant qui s’élève, ample, thrène et déploration, au fil des anaphores.

« Rendue », dès le seuil du recueil, comme quatre sourds coups de timbales. Le rythme est donné. Il ne se relâchera pas, il tiendra jusqu’au bout.

Regard du poète et regard du peintre sont d’emblée intimement liés comme seraient liés deux destins. Ensemble ils progressent vers la fosse d’ombre, au gré de rapprochements, d’agrandissements et de changements de focalisation.

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Jean-Baptiste PARA (Rédacteur- en-chef revue Europe)

« Cher François Migeot,

je vous remercie chaleureusement pour votre lettre et vos deux livres, parmi lesquels j’ai déjà lu hier soirAu fil des falaises.

C’est pour le lecteur une expérience assez rare, car le rapport entre le poème et l’image m’a semblé fort différent de ce qu’il est d’habitude, même dans le cas de belles réussites en ce domaine. Il y a ici comme un étoilement continu de la perception, car on ressent simultanément le poème en tant que tel, mais aussi dans les résonances qui se tissent avec l’image, le chef-d’œuvre de Courbet étant lui-même perçu de façon tout à fait neuve à travers les cadrages et le montage entre les focalisations successives. »

 

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SUR LA NUIT S’ÉLUDE, LE JOUR PRÉLUDE

en dialogue avec les 24 Préludes de Chopin

Le Grand Tétras 2023

 

De Jean-Marie Corbusier (Journal des poètes) :

«  J’aime beaucoup vos 24 poèmes. C’est un bel hommage à la vie, tout en discrétion où la lumière toujours domine quelles que soient les situations vécues. Beaucoup d’humilité traverse vos poèmes où vous combattez le côté négatif de la vie, rien ne s’oublie. Vos soulignez des évidences, seul remède aux questions posées vous les envoyez en face de vous et les apprivoisez. Vous avez dépassé votre mort, poème n°9 très beaux parmi d’autres. Vous gardez un oeil averti, sans concession sur le monde, sur votre propre monde qui s’en va : « il faut tenter un chant » en écho à Valéry «  il faut tenter de vivre » même si  « on avance à petits pas ». Vos poèmes sont une oscillation : on va du positif au négatif non pas par la mélancolie mais par la volonté d’exister et de rassembler l’épars, la « parole en archipel » dans ce bref temps de vie : «  et déjà le soir et l’accord de la fin ». Vingt-quatre poèmes inséparables, chacun répondant à tous les autres en avant en arrière comme une symphonie, un tout insécable. Une parole capable de rassembler toutes les paroles dans un effort vital. Il y a un lien fort avec les vingt-quatre préludes de Chopin. Votre lyrisme est maîtrisé dans des moments émotionnels forts et lucides. Un cri mesuré à la vie que je retrouve dans le Largo en mi mineur et cette mélancolie dominée dans le Sostenuto en ré bémol majeur. »

 

 

 

II

 

RÉCITS

NOUVELLES, ROMANS

 

 

 

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 SUR AU FIL DE LA CHUTE

L’Atelier du Grand Tétras, 2022

 

Pierre PERRIN (Écrivain, poète)

Plus dure sera la chute. Note de lecture (Livr’arbitres n° 40

 

De grand Format (162×122 cm), lesté d’illustrations de Bern Wery, ce recueil de dcouze nouvelles « se risque au voyage à coup d’encre et de verbe », comme le suggère le prélude en vers. Comme pour certains grands vins, la réussite du recueil tient dans les facultés des assemblages. Le registre noble de frotte à une oralité de divers milieux, qui ne chasse pas tous le clichés, forcément — quel peuple est sans dégâts ? Le choc en tous cas produit une ironie roborative. Migeot connaît le monde et son monde est sans pitié.

Les deux premières nouvelles convoquent Orphée. Les dieux Grecs veillent avec humour, « Eurydice scotchée à son écran ». Orphée offre une prose « toute mouillée des larmes du Styx, un vrai torchon ». Migeot, écrivais- je, connaît son monde : « On élude pas le dedans. C’est en lui que le monde résonne ». Parmi d’autres réussites, «Oranges amères » donne la parole à une Française perdue aux abords de la Médina. Comment va-elle échapper au viol qui la guette de toutes parts ? L’auteur donne à suivre son angoisse intérieure, tout ce qu’elle fait, plus encore tout ce qu’elle pense. Pour accompagner cette respiration coupée, l’auteur réalise l’exploit d’une phrase de six pages, mais qui se lit sans peine car elle reste subdivisée en paragraphes. Le bahut, la classe, où un élève n’arrive pas à décrocher les bons résultats que ses parents attendent, font l’objet d’une analyse de l’angoisse de l’intérieur, une fois de plus, par l’exclu. C’est juste, émouvant, terrible à l’image du dénouement. L’hôpital, l’Ehpad suscitent des regards puissants. « On vous empaille et vous voilà bon à faire de la figuration sur un fauteuil ». Migeot détourne le Flore pour, parole de garçon de café, mieux en massacrer la faune. À quel prix se faire remarquer ou au moins se faire prendre en remorque ? « Ils avaient tous des anneaux et ces crochets pendus aux narines et aux sourcils, et ces tatouages sur crâne rasé, car le talent aime les tables rases. » Les transgéniques ? « Musique rasta, démarche salsa tendance bio ; les pieds nus dans des nu-pieds pour ne pas perdre le contact avec la terre… » La poésie moderne et ses fétiches ne sont pas en reste : «  Le sens comme in-sensé révélé par la forme comme in-formel » et l’Insignifiance publiée « chez ce célèbre vermicellier reconverti au mécénat poétique, All Dante », sans oublier les « Artcontentpourriens », côté pinceaux et pipeaux, Duchamp, comme il se doit, conchié.

Les deux dernières nouvelles interrogent la postérité par le truchement d’une évocation de Ludovic Janvier. La dernière pousse la dérision à son comble. Migeot s’y révèle encore féroce et tendre à la fois. Connaîtra-t-il « une revanche dans l’au-delà » ? Il est de ceux qui ne s’en laissent pas conter. Il laisse loin de lui les fats qu’il crucifie. C’est un grand bonheur de le suivre au fil des pages, dans son grand recueil.

 

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CLaude LOUIS-COMBET

« Je viens juste d’achever ton livre, Au fil de la chute […]. Je pense que le livre est important dans ton itinéraire. Il s’impose comme une prise de position sur des sujets sans doute brûlants qui mobilisent ton attention et excisent ta verve dans tous tes états.

J(admire, de page en page, ton souffle et ton talent. Tu possèdes un art tout à fait remarquable de rendre présents des comportements et des situations dont tu transformes en burlesque le caractère foncièrement détestable. Je crois que ce livre va très loin dans le sens de l’ironie et de la dérision ? Nous avions déjà pris le vent de ta veine sarcastique. Ici, tu dépasses ce que nous connaissions. »

 

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Pierre-Alain TÂCHE (Écrivain, poète suisse)

Au fil de la chute est un livre redoutable. De tableau en tableau, il conduit son lecteur de Charybde en Scylla. Implacablement, sans la moindre concession. Il y faut l’acuité du regard et l’infinie subtilité des notations qui en résulte pour chaque cas traité (car il s’agit bien de cela, en définitive !), mais aussi une joyeuse insolence communicative qui n’a pas tardé à susciter mon adhésion. Il y a encore beaucoup d’humour dans votre approche des faits de société que nul ne peut ignorer, même si nous en détournons trop volontiers notre esprit ! L’inventaire des travers et des misères que vous dressez à chaque fois est comme un procès-verbal qui ne dirait pas son nom. Il relève avec exactitude ce qui est pour mieux stimuler notre réflexion et notre imaginaire en usant des ressources de la poésie. (Ramuz, déjà, écrivait : « le roman est poésie ».) Et tout cela servi par un prodigieux usage de la langue, de ses innombrables ressources, chaque nouvelle ayant son style propre (ce dont je serais bien incapable !).

Et puis, il y a ces pages ultimes, incroyablement vivantes, que vous consacrez à Ludovic Janvier (que j’avoue avoir peu pratiqué !). Elles nous préparent aux ultimes constats. Dont celui-ci que vous me permettrez de faire mien, parce qu’il correspond profondément à ce que je pense, à ce que je ressens : « C’est à chaque œuvre humaine de créer, le bref temps de son émergence et de toutes pièces, fussent-elles d’occasion, la mince éternité que confère le langage. À chaque œuvre de refonder le témoignage d’une spiritualité dont nul garant extérieur ne nous ferait la caution ». Oui, c’est exactement cela. Et qui fait la dignité, la légitimité, mais aussi la haute solitude de l’aventure d’écrire. Merci de nous le rappeler si clairement. »

 

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Marie-Françoise BONDU (lectrice)

« C’est avec intérêt et plaisir que j’ai dégusté ton ouvrage.

D’abord te dire que c’est un très bel objet : la typographie de L’Atelier du Grand Tétras, les illustrations de Bern Wery, ta propre composition et agencement des 12 textes etc.

L’écrin est soigné et délicat en harmonie avec ton écriture ciselée, musicale, artistique…

Bien sûr j’ai reconnu ton style de prose poétique et philosophique : tu nous avais donné à lire antérieurement plusieurs de ces textes, mais je les ai redécouverts à neuf…

J’ai souri à ton humour langagier (détournement d’expressions…), à ton ironie face aux travers déshumanisants des temps modernes, à ta critique décapante du globish, de l’art conceptuel, de la dérive des institutions (l’école, l’université…) etc.

Bref, je me suis laissée emporter par l’âme de tes paroles tantôt toniques, tantôt légères, tantôt crépusculaires voire franchement mélancoliques.

 

Merci François ! »

 

 

SUR AMBROSIO

Éditions de Corlevour 2017

 

Claude LOUIS-COMBET

Note de lecture sur Ambrosio, récit, de François Migeot, parue dans Europe n° 1065-1066

 

« Que reste-t-il du croyant, de l’existant et de son monde après que Dieu s’est effacé (s’est retiré) ? C’est la question qui sous-tend l’impitoyable confession de Rafael, alias Frère Ambrosio, mise en forme par François Migeot, comme la collection cohérente de fragments d’une biographie : celle d’un moine d’aujourd’hui, en rupture de ban avec son Ordre, quelque part en Amérique latine ­— à Maracas, très précisément, transcription cocasse, instrumentale–musicale, de Caracas, la mégalopole, on peut le penser.

Le récit peut se lire comme un apologue, une exemplaire narration qui dira tout ce qu’elle a à dire. L’expérience évoquée, celle de la déréliction, perte de Dieu ou abandon par Dieu même, chez un religieux dont la foi s’est éteinte, consumée, illustre une conviction de base que l’on déchiffre en filigrane, à savoir que c’est toute l’existence du sujet qui s’écroule lorsque la Présence qui assurait la circulation de la vie dans le système des illusions nourricières, s’efface de l’horizon et s’abolit. Déjà l’espace — le leu de prédilection où le moine respirait la sacralité du monde : la chapelle et son cloître — se vide de toute signification et se déperd même de toute beauté. Les pierres, les verrières, sont mortes et ne laissent plus filtrer la Parole. Les toiles d’araignées les polluent et les encombrent. Et l’office d’Ambrosio, voué à la destruction quotidienne de cette vermine évoque tout-à-fait le supplice de Sisyphe. La foi en perdition, c’est aussi l’absurde qui pointe. On est bien là dans la tradition des moralistes chrétiens, à commencer par Pascal, même si, ici, l’ironie du ton laisse penser à une parodie, riche en insinuations ludiques. Au reste, l’expérience de la désacralisation du monde se poursuit, pour ainsi dire à l’air libre, dès lors qu’ayant quitté le cloître, Frère Ambrosio se retrouve immanquablement dans l’enceinte du supermarché, lieu caricatural par excellence, de la transvaluation dévalorisante et cynique du sacré, réduit à l’état de marchandise — lieu aussi, on a plaisir à le rappeler, de la plus caustique inspiration de François Migeot et de sa plus savoureuse ébullition imaginative. Ici, c’est la veille de Noël et Ambrosio s’enfonce dans l’absence de Dieu et l’abjection du réel.

Au fil du récit, de douleur en douleur, dans l’évidence de son échec existentiel et dans la désertification de son être, notre moine, en voie d’apostasie, mais comme un amant que l’amour a rejeté, découvre, sans autre secours, les cercles de son enfer intérieur, spirituel. Cette aventure du cœur et de la raison progresse par crises, jalonnées d’expériences cruciales, dispensatrices de ténèbres autant que de lumière, et toujours déchirantes.

Ainsi l’un des moments les plus forts, qui a valeur de révélation, se concentre autour d’une texte d’un auteur contemporain, découvert par Ambrosio au hasard de ses lectures, et dont, fasciné autant qu’indigné, il a réalisé une copie — artifice, on le sait, des plus classiques, qui permet à François Migeot de nous fournir quelques pages totalement blasphématoires, d’un style emprunté, parodie d’écrit à sensation, aux antipodes assurément, de la littérature spirituelle dont notre moine a, jadis, fait son miel. Il s’agit d’une imaginaire lettre que Jésus aurait adressée à Dieu, son père, afin de lui régler son compte et d’en finir avec Lui. Morceau de bravoure — fragment importé dans un texte en fragments — dont l’intensité de douleur et de désespoir, par delà la trivialité des mots et leur persiflage cynique, nous coupe le souffle.

Après cela, la voie se poursuit quelques temps, enfoncement de solitude, d’incommunication et de dépravation spirituelle, jusqu’à ce final (il faut l’entendre, par l’écriture même de François Migeot, au sens musical du terme) où l’âme, rompue et privée de tous ses biens, interroge, en dernier recours, le sens du verbe, alors que celui-ci se révèle vidé de tous ses prestiges, épuisé de ses significations mortes et de ses implorations inutiles. À l’extrême pointe de ce détachement d’existence, au-dessus de la vacuité de tous les mots, s’inscrit, en un effarement vertigineux, la vérité de la mission du poète dont on comprend, dès lors, que toute l’histoire de Frère Ambrosio en offrait la préfiguration : tout reste à dire après que tout a été dit. »

 

***

Jean BELLEMIN-NOËL

« Eh bien ! sans ambages, j’ai beaucoup aimé, rien à redire …

Tout aussi romantique que toi sans [l’aptitude à en adopter] la rhétorique, j’ai apprécié que tu prolonges, volontairement ou non, la flèche qui part de Lorenzaccio et traverse La Chute : ton éloquence est plus moderne que celle de Musset tout en en conservant la rage ou le mordant, et tu survitamines le ricanement limite platitude voire ennui de Camus… Quant au thème et aux « motifs », j’y adhère tellement que j’ai eu plaisir à me retrouver plongé dans mes vieux élans d’une incroyance depuis longtemps tellement installée profond que je n’en ai même plus conscience ! Surtout dans un « élevé chez les curés » – à l’époque, mes collèges (car on me renvoya d’un à un autre pour « mauvais esprit » !) s’intitulaient eux-mêmes « petit séminaire »…

Une seule question, que peut-être tu ne t’es pas encore posée ou qui ne sera jamais d’actualité : quel éditeur publierait ce texte inclassable, pour quel public ? Il a un côté « fait par un sage que sa hargne amuse pour quelques sages anciens qu’une telle hargne peut encore passionner »… Et pourtant, on devrait le faire lire, sinon apprendre par cœur (pouah ! quelle idée archaïque !) dans toutes les classes de Première du pays…

Merci, en tout cas, de m’avoir donné l’occasion d’une longue journée pleine de bonheurs divers.

Jean »

 

***

Raymond PERRIN (Lecteur)

« Revenons à l’ouvrage et c’est ce qui importe. C’est un magnifique montage. J’aime l’idée de « liasse », le mot d’abord puis le contenu, ce auquel l’écrit renvoie: témoignage, testament, état des lieux, réquisitoire, bouteille à la mer au bout d’un naufrage… Et la dualité qui est exprimée d’un bout à l’autre du texte: dedans – dehors (vie régulière – vie séculière), présence de Dieu – absence de Dieu, continent européen – continent américain… le Verbe – les paroles humaines… Oui, restent les mots, la poésie, du moins jusqu’à anéantissement final.

Tout est subordonné dans ce récit à votre langue fluide, précise, élégante, non dénuée d’humour aussi. Votre analyse des dérives de notre société contemporaine est implacable. J’y souscris pleinement. De l’inventivité aussi dans la conduite du récit, des ruptures comme dans la vertigineuse liasse 5 où l’on trouve, dans la maîtrise du procédé, un clin d’œil au lecteur « …elle s’étend, comme une phrase sans point ». J’aime ça!

Je pourrais m’exprimer davantage mais le courriel n’en est pas le lieu propice. Une dernière impression pour finir, celle que m’a procurée la liasse 3: « Une lettre inédite de Jésus à son père », à son « papa ». Alors là, cher François, c’est du grand art! Merci pour le plaisir offert par cette page d’anthologie.

 

***

Pierre-Yves SOUCY (Poète, écrivain, éditeur)

« Cet Ambrosio est tout simplement magnifique, je n’ai pas d’autre terme « premier » pour le qualifier. Je l’ai relu deux fois, comme pour en apprécier la justesse… et la perspective qu’il ouvre puis entretient. Il est d’une écriture d’une beauté, d’une précision, d’une sensibilité qui me touche d’autant plus (québécois d’origine, élevé dans une catholicisme souvent très borné de la part des « représentants de l’église, le « é » en minuscule, comme on les nommait, mais éveillant par leur bêtise le scepticisme, puis le rejet très tôt) que j’avais l’impression que le texte sortait de ma bouche tellement il touchait si nettement une part de l’enfance et de l’adolescence. Mais ton texte parle à toutes celles et à tous ceux enferrés dans la croyance, emportée par elle, et les mêmes conduits à la construction de leur autonomie de pensée, avec, cette fois la lucidité que porte la poésie.

J’aimerais que tu me permettes que je passe ce texte à deux personnes, d’abord mon associé à La Lettre Volée ; puis à François Lallier, un ami proche, qui est un lecteur tout à fait exceptionnel.

Nous discuterons, toi et moi de l’avenir de ce texte. »

 

 

 

III

 

SUR LES TRAVAUX CRITIQUES ET THÉORIQUES

 

 

 

 

 

Sur PORTÉE DES OMBRES

Presses Universitaires de Franche-Comté (2015)

 

 

Alain TROUVÉ Université de Reims (CRIMEL) http://www.ra2il.org

 

La résonance, ferment de l’écriture-lecture littéraire

Note de lecture sur François Migeot, Portée des ombres Pour une poétique de la lecture, Pesses Universitaires de la Méditerranée, collection « Sciences du langage », 2015.

Portée des ombres de François Migeot ouvre par son titre joliment polysémique sur le double sens de la partition musicale et du champ d’action. Cette « poétique de la lecture » annoncée par le sous-titre est en effet celle d’une lecture active qui, à partir du texte lu, recrée en le reconfigurant un sens entendu par le lecteur ; celle d’une lecture prenant aussi pour modèle l’image poétique naguère définie par Reverdy, une image opérant un rapprochement déroutant entre des éléments fortement éloignés. Aussi un des maîtres-mots de ce livre est il résonance, résonance interne, chacun des éléments de la partition déchiffrée par le lecteur trouvant des échos par similitude ou contrepoint dans l’ensemble du texte, résonance externe dans la performance lectrice. Pas de poétique de la lecture sans écriture, par le lecteur, de son propre texte. François Migeot reprend à son compte le contre-texte de Pierre Glaudes, tout en revendiquant plus de liberté par rapport à la structure logique de cet énoncé second, mais en maintenant, – son livre en est la preuve –, une production placée sous le signe de la lisibilité.

La créativité ici revendiquée ne se déploie pas, en effet, de façon anarchique : elle se réclame d’une méthode combinant les apports de la psychanalyse et ceux de la sémiotique différentielle développée par Jean Peytard. Quatorze études de cas viennent exemplifier cette méthode close de façon originale par une double coda, associant parole critique et création poétique. L’auteur y reproduit un de ses poèmes « Côte d’Azur », écrit en 2002, avant de le soumettre à élucidation rétrospective. En dépit de son sous-titre assigné à l’un des deux pôles de la créativité, le livre porte ainsi un éclairage original sur la relation de nécessité réciproque liant écriture et lecture.

A ceux qui objectent que la lecture d’inspiration freudienne instrumentalise le texte, F. Migeot répond qu’elle est une lecture impliquée accomplie par un sujet lecteur n’escamotant pas la dimension inconsciente, fondamentale dans l’art et qu’il ne s’agit jamais d’appliquer au texte un « pré-construit psychanalytique ». Qui plus est, les lectures proposées se veulent d’abord sensibles aux particularités de l’énonciation dont le texte lu porte la trace. S’appuyant sur la notion d’entaille forgée par Jean Peytard, il se met à l’écoute de ce qui dans chaque énoncé littéraire dysfonctionne et le constitue en énoncé unique, traversé de significations inconscientes. Les entailles donnent du relief à la parole en ouvrant l’accès à leur part d’ombre. Si l’écriture littéraire est régie par les mêmes procédures que le rêve, opérant sur les modes de la condensation et du déplacement, rien de fondamental ne sépare plus l’écriture du poème de celle du roman. Sont ainsi analisés [sic] successivement et rapprochés non sans hardiesse « Spleen » de Baudelaire et La Jalousie de Robbe-Grillet, dont l’un des traits manifestes est, il est vrai, de privilégier les enchaînements poétiques sur la cohérence d’une action construite.

L’approche freudienne suit ici le double patronage de Bellemin-Noël et de Lacan. Au fondateur de la textanalyse est emprunté le geste d’écoute flottante, mettant au jour des signifiés latents recomposés. Chez Lacan, Migeot trouve des compléments pour approcher les expressions de la psychose et de la perversion, dans la distinction entre le Symbolique, rapporté à la Loi et au Nom-du-père, et l’Imaginaire, partiellement non symbolisable. C’est alors la théorie de la forclusion et de son retour hallucinatoire qui guide la réflexion. Sur cette ligne de crête qui sépare chez Lacan le décryptage de contenus inconscients, fussent-ils déclarés forclos, et l’énonciation de la butée contre l’ininterprétable, Migeot prend le parti d’une conversion en lignes de sens, tout en se gardant de la traduction, toujours réductrice, d’un contenu inconscient. Il effleure au passage, en clôture de sa première étude, la piste explorée par Pierre Bayard, affirmant la fécondité potentielle de la littérature pour la découverte de nouvelles formalisations de l’inconscient, suivant l’exemple princeps de Freud. Rendant à la performance lectrice sa part de limite subjective, il affirme aussi qu’il s’agit « d’inter-prêter », plaçant la difficile question de l’inconscient en littérature sous le signe de l’échange entre deux sphères celle du texte à lire (dont l’auteur est laissé soigneusement entre parenthèses), celle du lecteur qui lui (leur) répond par sa propre performance.

De Baudelaire à Robbe-Grillet et Sartre, de Camus à Lagarce, en passant par Laclos, Duras, Koltès ou le moins connu mais remarquable Claude Louis-Combet, les analyses épousent avec souplesse les contours d’écritures variées, faisant progressivement la preuve de leur efficacité. L’énonciation trouée de L’Etranger exemplifie bien l’articulation de la sémio-linguistique et de la psychanalyse. La vacance du sujet social, la récusation des comportements psychoaffectifs validés par la collectivité vont de pair avec l’avènement du sujet inconscient. Dans son déroulement, le texte ouvre pour le lecteur un espace mental de reconstruction, dont la description emprunte à Winnicott le concept de sujet transitionnel. Laclos, de son côté, joue de la polyphonie du roman épistolaire pour faire éprouver à ses lecteurs une variété de positions psychiques oscillant entre névrose (La Tourvel) et perversion (Valmont et Merteuil), dénégation et déni. Dans Aurélia Steiner de Duras, « le texte mobilise les données de la folie mais il les concerte et en fait de la poésie ». Toutefois, si le texte littéraire et le contre-texte de lecture obéissent l’un et l’autre aux mouvements de l’inconscient, leur énonciation diffère. Aussi insistera-t-on sur la portée de cette phrase conclusive : « L’écriture, par son exigence d’être soumise au déchiffrement d’un tiers, introduit un ordre du désordre et signifie paradoxalement par la cohérence d’une incohérence ». La cohérence revenant quand même, en définitive, au contre-texte… Cette divergence culmine dans la belle analyse consacrée au texte de Koltès, La Nuit juste avant les forêts, écrit pour le théâtre. L’énonciation « ivre et planante » que constitue la longue coulée verbale placée entre des guillemets ouvrants et fermants est observée dans ses aberrations empêchant de situer l’origine du discours. L’essayiste ne se contente pas de lui donner sens, « d’exhiber les ressorts de ce discours de la fusion mortelle » : il explicite les modalités et la portée de sa démarche : «  il nous reste, précise-t-il, d’y trancher, d’introduire une parole étrangère dans sa plénitude, dans sa jouissance closes ». Cette portée dépasse, du coup, les limites d’un lecteur particulier, lorsque se trouve posé le lien entre cet « homme sans gravité, ivre du lien » et l’homme hyperconnecté, caractéristique d’une certaine société contemporaine.

Laissant en creux la question de l’implication de l’inconscient en littérature, la dernière étude consacrée à Balzac trace judicieusement les limites de la sociocritique, façon Bourdieu. Elle constitue une réponse à la théorie bourdieusienne qui traite la littérature en appendice de la sociologie, en sociologie honteuse, révélant, sans vouloir le reconnaître, ce qui est déterminé ailleurs, dans les grandes formations sociales du discours. Une sociologie de la littérature qui réduit aussi la valeur littéraire à une valeur d’échange, une « monnaie fiduciaire ». François Migeot retourne contre Bourdieu son analyse en montrant que le roman de Balzac met en tension deux figures : Goriot – sujet vidé de sa substance dont l’être fluctue et s’amoindrit comme le cours de la farine qui a fait sa richesse provisoire –, et Rastignac qui étaie son être sur l’héritage d’une tradition et d’une terre. Contre une vision instrumentale, l’étude propose de penser la littérature comme espace de jeu rendant au sujet toute son épaisseur, problématique, espace investi sur le mode de la valeur d’usage.

L’enchaînement, sans transition, comme disent les commentateurs, entre cette étude et le poème « Côte d’Azur », réjouissant d’inventivité et de suggestivité, vaut comme art poétique refusant la coupure radicale entre les positions auctoriale et lectorale. Certes, ce refus ne laisse pas de poser problème, mais l’essayiste poète lui donne un tour nouveau, reprenant à Peytard, un néologisme fécond, celui d’une sémiodologie ou sémiotique de l’odos (autrement dit, de la route, d’après le grec hodos). La route est cet espace géographique, géophysique, ressourçant la créativité par le renouvellement constant du regard porté sur le monde, elle est aussi celle de l’activité littéraire, poétique ou critique, poétique et critique, comme écheveau des pistes du sens.

 

 

 

 

Sur Baudelaire :

SI CE N’EST LA POÉSIE, DU MOINS LE POÈME (essai)

 

 

Luce CZYBA Prof émérite des universités

Cher François,

Un grand merci! J’ai lu, relu, avec vif intérêt, plaisir non moins vif, émotion constante, ton très beau texte. Je suis très touchée par la cohérence de son ensemble, par la pertinence de la réflexion sur la poésie et le poème, par la qualité de ta lecture des deux poèmes de Baudelaire, sur ce que tu révèles ainsi de ta propre démarche poétique, de ton chemin… Très touchée par les pages magnifiques inspirées par l’épreuve terrible que tu as traversée… Bravo, François! Je te souhaite de trouver vite l’éditeur de ce très beau texte.

 

 

 

IV

 

SUR LES TRADUCTIONS

 

 

 

 

sur MATARILE N’EST PAS UN JEU[1]

 de Simón Barreto Ramos

 

 

Colette GUINCHARD (Lectrice, plasticienne)

Subtilement remarquée par la traduction de François Migeot, la beauté crépusculaire du texte de Simón Barreto Ramos tient au recueil intime d’une expérience du désastre.

L’auteur ausculte au plus près les voix presque inaudibles d’un chaos. Le refus de raconter la misère à un lecteur maintenu à distance des bidonvilles procède d’une telle approche sensible. Sans délai, presque sans détour, celui-ci se verra propulsé au cœur du brasier. En effet, donner une visibilité à un peuple invisible, c’est éprouver soi-même le déséquilibre des appuis et pouvoir se confronter à ce qui ne tient que par le vertige.

Nous voilà emportés dans la tourmente d’une écriture au rythme endiablé, au flux ininterrompu. D’impressions virtuelles instables, fugitives, en échos sonores soutenus par le ventriloque d’un théâtre de l’absence, la lecture tente d’accompagner une dérive. Une manière d’être affecté, c’est aussi une manière d’être endetté d’une situation qui nous échoit. Surexposés à la déchéance, à la violence, à la précarité de la vie, les personnages, à la limite de l’inconsistance, deviennent les ombres d’une histoire qui les enchaîne inexorablement.

À travers eux, c’est la notion de personne qui bascule. Le sujet lui-même ne sera pas épargné dans cette chute. Cependant, loin de disparaître tout-à-fait, il se voit réduit à une hypothèse rétrospective. La fiction nous permet néanmoins d’explorer la porosité des frontières entre humain et inhumain. Elle offre à l’auteur l’occasion de nous associer à l’histoire des vaincus. Du plus profond de la crise, il nous est implicitement demandé de porter un reste, de reconnaître et poursuivre l’humanité de l’homme là où plus rien ne lui est réservé, excepté le statut de déchet parmi les décombres.

L’incontestable force du texte consiste à organiser la rupture avec une scène de représentation médiatique esthétisante. On ne rencontrera pas ici le moindre fil narratif auquel se raccrocher : pas de narrateur extérieur pour pallier le désordre du monde et apporter un semblant de cohérence au récit. Pas davantage de soutien venu de l’intérieur. Aucun personnage phare n’est à même de conduire nos perceptions vers un « point de vue ». Au risque d’un égarement délibéré, les ponts susceptibles de ménager des voies d’accès à une transitivité du sens de la lecture ont été coupés. Il ne sera pas plus question d’alimenter un lecteur consommateur avide de sensations fortes.

L’ensemble du processus créatif n’a pas pour objet de bousculer une certaine forme littéraire pour en imposer une autre plus détonante, plus attractive, dans l’air du temps. Non, il engage une véritable poétique de la lecture. Elle met en chantier une économie passionnelle de l’image, ouvre un chemin vers la parole. Alors que, presque à son insu, la grande excavatrice continue de faire son travail de sape, c’est-à-dire d’organiser, au bénéfice de la forme capitale, la production de l’anéantissement de l’anéantissement, Simón Barreto Ramos prend la précaution de nous instruire : Matarile n’est pas un jeu. Dès le titre, il nous enjoint de porter haut ce cri muet : « si c’est un homme », d’en être le vivant écho, l’instance vérificatrice. Regardons par exemple comment la machette devient cette chose étrange, équivoque, qui oscille sans cesse entre deux fonctions antagonistes : être une arme de guerre qui coupe les têtes, ouvre les corps, donne la mort, et être par ailleurs un instrument de paix : elle a aussi vocation à construire du lien, à abriter, faire tenir ensemble une société aussi fragile qu’un fétu de paille. À la nuit tombée, on construit le ranchito en famille, et à la machette… Nous sommes prévenus, Matarile n’est ni une innocente ronde pour enfants, ni un banal passage à tabac, mais à la fois l’une et l’autre et bien autre chose encore… À nous, désormais, d’accueillir l’écriture comme une offrande sublime susceptible de nous déplacer, c’est-à-dire de nous réinventer dans la trajet. À nous de sauver « je ne sais quoi », « presque rien » d’une innocence première. Au terme de notre travail de lecteur, peut-être serons-nous en mesure d’accueillir la danse enfantine comme une allégorie du passage, comme la venue du monde au regard. À condition toutefois de ne pas oublier que ces images-là sont arrachées à la chair d’un paysage dévasté, à une violence sans nom qui fait obstacle au franchissement.

Pour l’heure, en effet, bien qu’animés du désir de partager une expérience émotionnelle primordiale avec le peuple des bas-fonds, une forme d’impuissance nous gagne. Être pris en étau entre l’exclusion d’un dedans et un impossible dehors relève, il faut bien l’avouer, d’une position intenable. Au dehors, la topographie d’un lieu impénétrable ne manque pas d’engendrer le mimétisme d’une écriture à la configuration labyrinthique. Quant au dedans, rien ne semble faire obstacle à l’effet d’entonnoir d’une langue en crue. Elle parvient à saturer une expression à bout de souffle qui laisse entrevoir un spectacle obscène fait de confusion et de non-sens. Alors même qu’une nage à contre-courant s’annonce improbable, qu’aucun écart à la coïncidence tragique ne se dessine, un mort-vivant va solliciter toute notre attention. Antonio, l’enfant abandonné, ce fantôme à l’œil rivé entre deux planches, n’est-il pas ce Verbe en éclats qui n’a d’autre choix que de repenser la Genèse depuis la Chute ? Prendre par la main ce sans-voix pétri de douleur, a priori condamné à ne rien dire, à ne rien entendre et à ne rien voir, c’est, en quelque sorte, parier sur une possibilité de l’impossible. Derrière le mur, une vigie désarmée est en train de vivre non seulement l’exclusion de l’exclusion. En accueillant le dépossédé comme une exemplarité sans modèle, l’écoute flottante requise par la lecture ouvre le texte au travail du disjoint. Les altérations, les entailles qui traversent Matarile de part en part apparaissent alors comme la manifestation de l’inconscient du texte. Matérialisés dans le lien comme des échappatoires, les trous sont en même temps des points de discontinuité, voire de résistance déposés à même le corps textuel. Ils semblent redoubler le principe d’enchaînement précédemment observé d’un fécond désenchaînement. En qualité de « porteur d’ombres », le lecteur peut investir cet espace de la déliaison qui peut s’ouvrir à lui. En effet, la place du lecteur, dans Matarile, est au fondement de cette économie narrative originale. Plus que dans tout autre texte, elle est construite comme un point d’où tout s’opère. Le texte, pour se réaliser, sollicite le lecteur intensément. C’est lui, au moment de la réception —celui de la lecture— qui sera seul en mesure de « porter les ombres »[2] requises par la poétique du récit et de recréer la « portée » où se joue la polyphonie discordante des points de vue. Et c’est lui aussi qui aura à affronter, de surcroît, les ombres, les harmoniques qui débordent le déchiffrage de la portée et renvoient au lecteur — comme à l’auteur — son inquiétante étrangeté.

Revenons maintenant à ce « quelque chose » qui déborde autant celui qui lit que celui qui écrit Matarile, autant le « regardeur » que l’artiste. Est-ce une empreinte déposée par compression sur un mur délabré ? Un fantôme ? une ombre ? Un fou de douleur ? La figure exemplaire d’un sujet larvaire non modélisant, car inopérant ? Probablement chacune de ces évocations et tout cela en même temps. De toute évidence, nous pouvons avoir la conviction qu’Antonio est ce révélateur à la charnière de l’intraduisible et d’une poétique de la traduction. Il est à la fois un point de rupture de l’expérience ordinaire et un point d’émergence de forces qui nous dépassent, ne produisant pas tant un objet-livre qu’une série de relations, d’interstices et d’affects. Ils visent à déplacer et à reconfigurer le champ de l’expérience possible, permettant ainsi le passage d’un mode de subjectivation à un autre. Mais pour cela, il faut faire le vide, atteindre des forces pré-individuelles, leur intensité, leur temporalité processuelle et mutante. C’est à ce prix que l’anesthésie complète sera à même de contenir l’anomie. Le sujet inopérant deviendra un sujet en état de latence, susceptible de nous faire partager ce qui se joue à la limite d’une désubjectivation totale : une sorte d’enfantement miraculeux.

 

 

Sur TROIS VOIX À MINASE Traduction de RENGAS avec Shinji Kosai

Éditions Erès, collection PO&PSY, 2012

Anne MOUNIC (Écrivain, critique)

Chaque année, les éditions Érès publient trois livrets de poètes appartenant à des horizons temporels et géographiques divers autour d’une présentation et une teinte attractives. Ce sont des enveloppes aux couleurs du monde qui voudraient nous réconcilier avec lui. Cette année, un auteur contemporain côtoie trois poètes japonais du XV ème siècle et Federico Garcia Lorca.

François Migeot nous donne une explication très exhaustive sur la poétique du renga japonais. Il éclaire notre curiosité sur cette forme pratiquée à plusieurs mains entre le Moyen-Âge et le XV ème siècle. A propos de la thématique, il précise par exemple que « le premier des cents versets suggère une perception de la réalité, souvent issue du paysage environnant, tandis que le second ouvre la voie à l’imaginaire ». Le renga est « une œuvre collective en constante progression ». Les imaginaires de chacun des trois poètes se nourrissent les uns au contact des autres. Le temps œuvre dans le texte et influe sur le sujet écrivant.

Comme dans les haïkus, la sensibilité développée des japonais à leur environnement naturel est de nouveau perceptible dans le renga. Le paysage nourrit leur subjectivité. La nature changeante au fil des saisons révèle toutes les variations de l’être. Givre, neige, brume, floraison, miroitement, c’est ainsi qu’un occidental peut imaginer le paysage externe et intime du japon. L’être glisse comme « […] une barque / déchire l’aube assoupie […] ». Il s’assimile également à cet « ermitage / au fond de ces monts ». La fragilité, la précarité, la subtilité de la nature sont les qualités qu’on imagine d’un être conscient de vivre dans ce paysage tout en nuance. L’être du Japon est une présence qui marche, évolue, se révèle ou s’efface dans ce qui l’entoure. Anonyme, nullement encombré d’un moi qui voudrait être reconnu pour ce qu’il est à la manière d’un occidental, il est plutôt un mélancolique de lui-même ainsi que le passage suivant le suggère : « […] tout ce qu’il me reste / ce sont les ombres des morts / du pays natal […] ».

Perplexe, interrogatif, l’être japonais demeure incertain de son devenir même si un « je « prend soudain voix après de lents détours par d’autres évocations. C’est un être du retrait dont l’identité dépend du paysage avec lequel il entre en osmose.

La simplicité autant que la justesse des mots qui composent le renga conviennent aussi bien à l’expression de l’apaisement qu’à celle de l’inquiétude évoqués dans un équilibre et une finesse qui toujours ont le dernier mot : « […] même dans la vie / terrassé par la misère / l’esprit peut s’élever // car enfin la voie est juste / – elle est juste pour chacun ». Le renga inspire paix et sérénité dans un paysage où la douceur prévaut. Son écriture si bien aboutie épouse une architecture qui permet au lecteur d’imaginer une représentation picturale dans le rythme du glissement d’un sujet qui se fond dans son environnement quelques soient les saisons traversées. « […] le givre de chaque nuit / a rendu mes cheveux blancs // au bord de la baie / parmi les roseaux d’hiver / la grue solitaire // là-bas une voile à peine / pêcheur et brise du soir // à perte de vue / file la brume printanière / – où donc finit-elle ? […] » Ce recueil a le privilège de réconcilier le lecteur avec une expression poétique de qualité tout en lui révélant la subjectivité fugace de l’être japonais. S’assimilant à cet être, il épouse le fondu de l’œuvre et, comme le dit si bien François Migeot, « se réalise par éclipse, le temps d’un poème, dans l’impermanence même du mouvement »…

 

 

[1] Éditions l’Atelier du Grand Tétras, 2016

[2] François Migeot : Portée des ombres, pour une poétique de la lecture, PULM 2015, collection « sciences du langage »